Le lourd tribut de la Martinique au Canal du Panama

Canal du Panama actuelLe canal du Panama est un canal maritime qui relie l'océan Pacifique à l'océan Atlantique. Sa construction a été l'un des projets d'ingénierie les plus difficiles jamais entrepris. Son impact sur le commerce maritime a été considérable puisque les navires n'ont pas eu besoin de faire route par le Cap Horn et le passage de Drake, à la pointe australe de l'Amérique du Sud pour rallier l'Amérique d'Est en Ouest et vice versa. Désormais un navire allant de San Francisco à New York via le canal ne parcourt plus que 9 500 kilomètres contre 22 500 en passant par le Cap Horn.

Débuts des travaux du Canal du PanamaLa première tentative de construction ne commença qu'en 1880 sous l'impulsion du Français, Ferdinand de Lesseps et grâce à une collecte géante de fonds à la Bourse de Paris. L'échec de cette tentative, ne fut pas un renoncement car le travail fut terminé sous la direction de George Washington Gœthals, un ingénieur civil américain et le canal put ouvrir en 1914. En effet, les Américains venaient de racheter à l'Angleterre la concession exclusive pour creuser le futur canal du Panama. Ils avaient déjà rassemblé 5 500 ingénieurs, architectes, techniciens de l'encadrement technique et la protection civile. L'objectif des Américains était de mieux exploiter la Californie et doubler par une route maritime leur percée terrestre vers l'Ouest.

La construction ne s'est pas faite sans dégâts humains et matériels. De nombreux ouvriers ont été victimes du paludisme, de fièvre jaune et des glissements de terrain. Les pertes humaines seraient de l'ordre de 25 000 hommes.

La mise en place de ce projet colossal arrive à un moment où en Martinique, la période économique est désastreuse. Les crises sucrières s'enchaînent et l'île est encore secouée par l'éruption de la Montagne Pelée qui a détruit Saint-Pierre en 1902. L'île peine à se trouver d'autres secteurs de développement que l'agriculture. Le chômage est important dans l'île. De plus, l'île avait également connu une sécheresse en 1905 mettant en difficulté la frange littorale du Nord Caraïbe de l'île.

La Martinique s'exporte au Panama : du rêve au cauchemar

C'est donc dans un contexte de crise économique que les Américains arrivent en Martinique avec la proposition de partir construire le canal du Panama. En effet,ces derniers sont à la recherche de main-d'œuvre et proposent aux Martiniquais de partir s'enrichir en allant travailler à l'étranger. Le message est, il faut le dire très attractif :

« Engagez-vous, engagez-vous ! 500 jours pour faire fortune dans le plus beau pays du monde ! Logé, nourri, blanchi, et un salaire de 90 cents de l'heure ! Engagez-vous ne ratez pas cette chance d'un beau voyage et d'un travail exaltant qui ne sollicite ni compétence, ni qualification avec au terme du contrat, un retour au pays. Des muscles solides et une robuste santé pour faire fortune ! Juste une signature au bas de ce contrat et vous partez avec ce bateau dans moins de deux jours ! Engagez-vous ! ».

Tel était la harangue des agents-recruteurs américains qui parcouraient les îles de la Caraïbe à la recherche de main-d'œuvre pour avoir entraîné dans la plus hasardeuse des aventures avec plus de 45 000 engagés volontaires en 10 ans.

Ainsi, les travailleurs agricoles au chômage après crise sucrière, les victimes de l'éruption de la Montagne Pelée qui avaient tout perdu, les sans grades, les jeunes gens en quête d'aventure et d'argent facile, les pères de famille ou enfants déshérités sont touchés par cette appel et y répondent favorablement.

Près de 5 542 Martiniquais et 2 053 Guadeloupéens répondent à l'appel américain. Le nombre de travailleurs martiniquais est très certainement sous-estimé car il n'inclut pas les départ individuels, ni ceux partis lors de la tentative française de Ferdinand de Lesseps dès 1881 ou encore les départs clandestins par la suite. En 1905 par exemple, on trouve exactement 2 887 Martiniquais sur le chantier. A noter qu'au cours des années 20, des individus sont allés rejoindre des membres de leur famille partie s'installer au Panama. C'est ainsi que le nombre total de Martiniquais et Guadeloupéens ayant participé à la percée du Canal est d'environ 50 000.

Bateau avec les Antillais au départ pour le Canal du PanamaSur le bateau les emmenant vers la terre promise, des familles entières ont chanté, le cœur plein d'espoir. Mais en arrivant au Panama, à Colon, la réalité est tout autre. Les Antillais arrivaient dans un pays sale, arriéré où sévissaient la malaria et le paludisme. La maison avec électricité promise n'est qu'un simple camp de travailleurs de toutes origines regroupées pour travailler dans le futur canal.

Les premiers martiniquais sont arrivés pour travailler sur le canal dès 1851. Ils étaient venus surtout pour y être pécheurs mais quand ils ont entendus parler des travaux du canal, ils ont répondu favorablement à l'appel.

Travaux au Canal du PanamaDu Panama, ils n'ont vu que le fond du canal et la forêt tropicale à déboiser à la machette. Des équipes d'apprentis dynamiteurs sans formation, ni protection enchaînaient les actions. Il allait faire exploser les troncs d'arbres, déblayer à la pioche et à la pelle. Clemente Garres, dont son père est originaire de la Martinique témoigne que ce dernier avait signé avait un contrat dix heures par jour à un dollar de l'heure : « Mais dans les faits, il passait entre 16 et 18 heures par jour sur cet interminable chantier. J'ai conservé l'original de son contrat et sa carte d'identité. Il travaillait tous les jours, sans une seule journée de repos ou de vacances. Il ne s'arrêtait que lorsqu'il était malade et à ce moment, il ne touchait plus de salaire ».

Les conditions sur place étaient exécrables :

Les hommes mouraient par dizaines, par défaut de sécurité certes, mais aussi pour des raisons médicales. Tous prenaient des traitements préventifs pour se protéger de la malaria. Un des effets secondaires majeurs de la quinine, c'est la perte sensible de l'ouïe. Ainsi, quand sonnait l'alerte juste avant une explosion, la plupart des ouvriers ne l'entendaient pas et ne se mettaient donc pas à l'abri.

Partis avec le rêve d'une vie meilleure, ils ne furent que des victimes. De plus, ils devaient affronter la ségrégation omniprésente dans les  magasins d'alimentation, l'école, sur les bancs de l'église, à l'hôpital, au cinéma et jusqu'aux points d'eau potable.

Le bilan de l'odyssée

Le 15 août 1914, le canal est fini. Les Américains licencient tous les ouvriers, à leur manière : sans indemnités de licenciement, sans pension, sans retraite. Par ailleurs, profitant du déclenchement de la Première Guerre mondiale, les Américains affectent les fonds prévus pour le rapatriement des Antillais à d’autres projets.

L'histoire des Martiniquais partis au Canal du Panama c'est celle d'une cruelle faillite financière, des milliers de morts, des handicapés et des malheureux qui ne pourront jamais revenir dans leur île natale. Le nombre de décès est inconnu et souvent sous-estimé mais près de 600 Martiniquais et Guadeloupéens reposent aujourd'hui dans les tombes portant un numéro se référant à des noms couchés dans les registres archivés à Washington. L'immigration antillaise s'est achevée en 1920 avec les regroupements familiaux.

Les Antillais ont payé le plus lourd tribut de ce canal qui fait aujourd'hui le bonheur de la marine commerciale mondiale. Leurs descendants installés au Panama n'ont pas oublié ce lien avec leurs origines et chaque 14 Juillet participent à un bal sur la place de France à Panama où ils fredonnent les paroles de la Marseillaise. A l’heure actuelle, on compte entre 60 000 et 70 000 descendants de Martiniquais et de Guadeloupéens vivant au Panama et qui possèdent la nationalité de ce pays. Ils continuent de parler français et créole.

En 1992, le gouvernement du Panama a officiellement déclaré que l’émigration des Guadeloupéens et des Martiniquais faisait partie l’histoire du pays. Un cimetière antillais a même été érigé en monument historique national pour exprimer la gratitude du peuple panaméen.

Canal du Panama actuelAujourd'hui, plus de 100 ans après l'inauguration du canal du Panama (79 kilomètres de long sur 16 km de large), c'est le lieu de passage où transitent le plus de marchandises et près de 14 000 navires chaque année. La zone s'étend sur un territoire de 400 hectares et suppose 23 000 emplois directs, 250 000 visiteurs par an, 2 492 entreprises et un volume de transactions d'environ 12 milliards de dollars.